“L’Hotel Madelin” 1, rue A. Roucher à gauche, Notre Dame d’Auteuil en arrière plan
Arriverais-je à exprimer les sensations, les impressions, les images, les idées, la portée que certains mots ou expressions entendus, puis retenus dans le flot des paroles qui accompagnèrent mon enfance, ont fait naître puis travailler dans mon cerveau d'enfant ? Ces mots en eux-mêmes incompris, mais imbriqués et imprimés dans la construction de ma connaissance, introduits presque subrepticement dans mon alchimie intellectuelle, restent intégrés à des visages, des odeurs, des maisons, des rues, participant tantôt à l'émotion ressentie, tantôt à la fatigue subie, à l'angoisse, la crainte ou l'incertitude que ce monde des adultes m'imposait comme le songe s'impose au dormeur.
Dans le courant de l'année, ma grand-mère habitait "1-rue-Antoine-Roucher-à-Auteuil", (à prononcer dans le même souffle). C'était l'un des pôles de l'existence, connu et angoissant, imposé et inexpliqué : "Tiens-toi droit ... Dis bonjour à Grand-mère..." "As tu de bonnes notes? " Question qui appelait un long et pénible silence... "Comme tu as grandi!"... Odeur un peu aigre de poussière et de feu de bois. Froid, ameublement surchargé, photos jaunies, pendules, souvenirs, bibelots plus ou moins ébréchés, tramways qui passent au loin, ennui long et résigné, cloches de Notre-Dame d'Auteuil ..." où nous nous sommes mariés"... tantes et oncles distants et menaçants comme des icebergs. "Allez dire bonjour à Rachelle", la cuisinière dont l'antre était au sous-sol.
Depuis son veuvage en Janvier 1906, ma grand-mère [ci-contre] vivait dans cette ancienne, solennelle, et trop grande maison, seule avec sa fille Noémie, vieille-fille impotente. Elles étaient installées en permanence de chaque côté de la cheminée du salon, le thème du feu qui brûle ou qui ne brûle pas, qui fume ou qui ne fume pas, des pincettes ou de la pelle à cendres était l'un des sujets les plus fréquents de leur conversation, bien qu'elles parlassent peu, récitant souvent leur chapelet. Le respect déférent qu'appelait ma grand-mère était toutefois si grand que, dés qu'elle ouvrait la bouche pour dire quelques mots de sa voix chevrotante, chacun se taisait immédiatement. Tante Noémie parlait plus, elle était tout-à-fait Madelin. Elles lisaient beaucoup, "La Croix", "L'Echo de Paris", "La Revue des Deux-Mondes” étaient leur nourriture intellectuelle quotidienne, ainsi que les livres du frère Louis... "de l'Académie", et aussi les romans d'Henry Bordeaux ou de Paul Bourget.
Noémie était rancie et autoritaire, ce qui conduisait parfois à des échanges de piques certes un peu émoussées, entre elle et sa "chère Maman". Et comment en-aurait-il été autrement après des décennies de face-à-face entre ces deux femmes âgées, impotentes et autoritaires. Cela me gênait d'ailleurs et me chiffonnait encore plus quand ma mère était impliquée dans ces petits litiges, car "Bobeth" et sa (relativement) plus jeune sœur Lucie étaient encore aux yeux de la famille Madelin "les petites". Ce que ma mère acceptait avec bonhomie, peut être même amusement en pensant à sa déjà nombreuses progéniture, mais, comme elle n'avait pas sa langue dans sa poche, elle répondait , avec humour, à sa vieille grande-sœur, mais pas à sa mère - elle n'y aurait jamais pensé et ne l'aurait pas osé - qu'elle adorait autant qu'elle la respectait ; et pas seulement parce que c'était sa mère, ou parce qu'il y avait des choses qui ne se concevaient pas autrement qu'elles étaient alors.
A cet "Hotel Madelin" - qui fut par la suite donné à la Paroisse, rasé par celle-ci et dont le terrain, vendu, est occupé de modernes immeubles et d'un nouveau presbytère - nous devions nous rendre régulièrement, le plus souvent pour une visite d'après-midi, parfois pour un repas au Nouvel An ou à Pâques. J'en ai des souvenirs glacés, malgré le feu qui crépitait dans la vaste cheminée de la salle-à-manger, qui n'était séparée du salon que par une cloison pliante. Il y avait aussi, oh! Mystère!, dans un coin, un volet à guillotine qui cachait le monte-plat fonctionnant sur corde et poulie. Son maniement était Bayreuthien, par le lourd grondement de sa machinerie, par ce volet montant et descendant, par la fumée et les fumets qui en sortaient, par les conversations à forte voix qui se faisaient à travers ce sombre puits, conduisant à des profondeurs oniriques.
Nous y allions le plus souvent le jeudi, alors jour de congé, ou le dimanche. Le rituel était immuable ; train à la gare Rive-Gauche, descente à Pont-Mirabeau, après avoir vu défiler les "Fleurs Truffaut", le long tunnel de Meudon, "Café Sanka", "Peintures Ripolin", "Lampes Mazda" et usines Citroën, puis traversée du Pont Mirabeau, au long duquel ma mère, pâle et le regard fixé à l'autre rive, me serrait fortement le bras, car ce pont lui donnait le vertige .
Puis c'était la rue Antoine Roucher (nom d'un poète guillotiné en même temps qu'André Chénier). Le retour se passait de la même façon… encore heureux si tante Noëmie ne nous avait pas confié un paquet maladroitement ficelé que nous avions pour mission de jeter à la Seine sans être vus. Quel mystère! Je ne l'ai d'ailleurs jamais éclairci car, ayant un jour interrogé ma mère sur le contenu de celui-ci, elle me répondit "des bouteilles d'encre vides et des objets religieux ", ce qui rendit encore plus angoissant ce que j'assimilais à un transport macabre. Mais il me fallait bien accomplir ce geste puisque ma mère ne pouvait s'approcher du parapet sans être bouleversée. Je ressens encore sous mes pieds le tremblement du pont quand, pendant l'accomplissement de cette mission, un tramway et sa remorque franchissaient le fleuve. Puis nous descendions attendre sur le quai de la gare un train qui arrivait toujours bondé. Comme il faisait alors nuit, je m'amusais à voir depuis la voie en viaduc qui, d'Issy à Meudon domine longuement toute l'agglomération parisienne, les lumières innombrables et colorées qui s'allumaient et s'éteignaient sans cesse. Je l'ai compris plus tard, c'était le défilé des bâtiments qui successivement occultaient puis découvraient ces étoiles, bâtiments bien sûr invisibles dans l'obscurité parcourue par le train. A la descente de celui-ci nous donnions à l'employé de service le reste du ticket "Aller et retour/Versailles Pont Mirabeau/2ème Classe/Familles nombreuses". Puis à moitié endormi, nous pietonnions au long de la rue Royale, de la rue d'Anjou et de la rue Saint-Médéric, jusqu'à la rue du Hazard, à la lumière, si l'on peut dire, des becs de gaz censés éclairer cet ennuyeux cheminement.
Gonzague Lesort en 1934 (13 ans) assis à gauche.