Catherine Chenu nous a retranscrit un amusant et touchant courrier de notre grand-père Lesort à notre grand-mère alors qu'il a la garde pour quelques jours de ses filles ainées (heureusement seulement deux à l'époque) et où l'on voit un archiviste-paléographe distingué du genre plutôt intellectuel gérer du mieux qu'il peut la petite enfance et les problèmes domestiques ...
Rennes , ce 5 juin 1910
Ma
petite Bobeth chérie,
Nous
voici donc arrivés au troisième soir depuis ton départ : la
journée s'est bien passée, grâce à ta bonne lettre, que j'ai déjà
lue trois fois et que je relirai sans doute une quatrième avant de
m'endormir. je vais te raconter les petits événements du jour, en
suivant l'ordre : je commence même par la soirée d'hier, qui a été
marquée par une violente colère de notre Gertrude, alors que les
bonnes étaient montées. Cela a duré trois grands quarts d'heure ,
au bout desquels j'ai constaté que la paillasse avait été mal
égalisée et que notre petite bonne femme avait les pieds plus hauts
que la tête ; pour remettre les choses en état j'ai assis Gertrude
par terre ,sur la descente de lit , ce qui a paru l'humilier
profondément , puis je lui ai administré le fond du flacon d'eau de
fleur d'oranger , soit trois petites cuillerées , après quoi elle
s'est endormie de tout son cœur qui était encore soulevé par de
gros sanglots . Ce matin, quand je me suis levé à 6 heures, j'ai eu
beau évité de faire le moindre bruit, le petit bout s'est éveillé.
Chantal avait très bien dormi, mais, à 9h ½ elle était si
complètement trempée que j'ai renoncé à lui faire prendre ses
précautions.
Ce
matin donc, après avoir lu un ouvrage d'archéologie jusqu'à 8h
moins cinq, je suis allé à la messe des hommes ….
………..
A
mon retour j'ai un peu bêtisé avec nos filles ; les bonnes me
paraissent gentilles pour elles mais les pauvres petites m'entourent
visiblement plus qu'à l'ordinaire ; Chantal, en particulier, se
montre très affectueuse. Elle parle beaucoup de toi, se réjouit de
la venue de tante Lucie, et s'est tordue comme une folle d'un bon
rire perlé, quand je lui ai dit que tu faisais tes amitiés à "
le n'ours " ce qui n'a pas été perdu.
Je
l'ai installée dans mon bureau avec le ménage de tante Tournaire ,
et je l'y ai même laissée quand je suis sorti pour aller au Palais
chercher un document dont j'ai besoin demain aux archives , acheter
les Débats et les gâteaux ; à mon retour j'ai trouvé Chantal
jouant à la salle à manger avec Gertrude , mais le ménage avait
été remis en place sur la table , de l'ordre .
Le
déjeuner chez les Jordan a été un peu mouvementé ; on avait mis
Chantal à table et tout avait d'abord bien marché ; mais tous les
enfants l'ont bientôt regardée, avec l'air ironique que tu leur
connais , et la pauvre Chantal s'est précipitée la tête sur mes
genoux en sanglotant ; il n'y a pas eu moyen de la faire revenir à
une meilleure position , et il a fallu que Mme J. la conduisit à la
cuisine , où elle a déjeuné avec les bonnes ; au dessert , Marthe
est allée la chercher et elle a consenti à partager le dessert
commun . Elle est allée ensuite faire la procession au jardin, où
on l'a affublée d'un tablier à Marthe et d'un grand chapeau de
paille. A 2 h ½ tout le monde est parti pour la promenade et pour la
procession ; j'ai voulu garder Chantal mais Mme J. a tellement
insisté que je l'ai laissée. Il parait qu'avec Babeth il n'y a
jamais de difficultés, et que les qualités éminentes de cette
bonne sont une occasion de difficultés à la campagne, où les
enfants des autres ménages lâchent leur bonne pour rester auprès
de Babeth qui en fait merveille. Chantal est encore invitée pour
demain : c'est un abonnement.
Je
suis resté à bavarder jusqu'à 3 heures avec Mr et Mme J. :
conversation très cléricale, sur les séminaires, l'abbé Daliry ,
le recrutement du clergé , les autos épiscopales etc … après
quoi je suis revenu faire 1 heure ½ d'archéologie à la maison , et
je suis parti pour voir la procession , d'abord en face de
l'Hôtel-Dieu ……
…………..
Au
retour, j'ai trouvé Marie gardant Gertrude, laquelle venait de se
salir affreusement, pour la seconde fois de la journée ( je lui
avais donné ce matin une cuillérée de sirop de pommes de reinette
) ; elle a encore pris un œuf à 2 heures . Elle a été de très
bonne humeur toute la journée, mais elle est un peu criarde pendant
qu'Albertine la déshabille, car elle ne veut pas se coucher. Chantal
dine très gaîment, et parait ravie d'avoir son petit gâteau : "
C'est gentil à vous d'y avoir pensé " m'a-t-elle dit.
Ce
qui est encore plus gentil, c'est l'attention de ta maman d'inviter
mes parents ce soir ; je me réjouis beaucoup pour eux de cette
réunion, mais je frémis un peu …; j'ai écrit vendredi à père,
en lui demandant de te ménager sur ce chapitre.
Dans
le récit de ta course au Bon Marché, tu ne parles pas de ta guimpe
: tu n'iras pas, je pense, demain au mariage de Sophie avec ton
corsage blanc qui commence à être bien défraichi et qui se découd
sur certains points..Si tu n'as pas acheté d'épingles à chapeau,
choisis-les plus belles que tu n'avais décidé, presque à 4 ou 5 f
la paire : si cela te faisait plaisir, ce serait la petite surprise
que je te donnerais pour tes 55 ans, à moins que tu ne préfères un
pantalon.
Les
petites sont couchées ; tout s'est bien passé. Gertrude ne voulait
pas se laisser mettre au lit mais la vue du sirop Delebarre l'a tout
à fait décidée.
Je
te quitte, pour me mettre à table puis écrire un mot à oncle
Félix. Je t'embrasse aussi fort que je peux le faire sans te rien
casser, mais tu sais que ma tendresse profonde et chaude peut se
passer de ces manifestations violentes. Distribue autour de toi les
sentiments que tu sais. Ton André
Ci-dessous les protagonistes :
Ci-dessous les protagonistes :
Grand-père, Gertrude, Grand-mère et Chantal Lesort vers 1909-1910 |
Photo de fin 1909 ou
début 1910
André
Lesort ; Gertrude ; Chantal ; Elisabeth Lesort
Ajoutée
à la lettre en 2011 par C.Chenu-Chamussy
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