25 novembre 1812 : le dernier acte de la campagne de Russie s’ouvre sur un décor polaire, la température stagne à moins 20°C le jour et descend jusqu’à moins 30°C la nuit.
Les pontonniers néerlandais, sous les ordres du général Jean-Baptiste Eblé, tentent de fabriquer des passerelles de fortune pour traverser la Bérézina, bravant la glace qui se brise sur leurs épaules.
Les Russes misent sur l’obstacle naturel que constitue cette rivière marécageuse pour anéantir la Grande Armée, déjà bien éprouvée.
Fort de 30 000 hommes de troupes fraiches, l’ennemi attend l’armée napoléonienne, mais l’Empereur compte bien surprendre son adversaire et ordonne de traverser la rivière quinze kilomètres en amont du point où il est attendu.
Les chevaux s’effondrent, foudroyés par la faim et le froid. Affamés, harassés, frigorifiés, les hommes ne peuvent plus tenir leurs armes dont l’acier glacé leur colle aux doigts. Leurs membres anesthésiés n’obéissent plus. Beaucoup tombent…
« Des régiments, des bataillons tout entiers, fondent, disparaissent et noircissent de leurs cadavres la surface éclatante de ces plaines gelées » décrit Pariset dans son Eloge de D. J. Larrey paru dans le Bulletin de l’Académie de Médecine du 25-11-1845.
Un appel domine la cohue : « Place pour monsieur Larrey ! ».
Des regards teintés d’espoir se tournent vers l’homme. Un instant revigorés, fantassins et cavaliers trouvent quelques forces pour le hisser à bras d’hommes sur l’autre rive.
Qui donc est cet officier dont le seul nom fait tant d'effet et redonne espérance et ardeur ? Ce n’est autre que l’admirable chirurgien de la Garde impériale, l’homme le plus populaire de l’armée, Dominique-Jean Larrey…
Fils d’un cordonnier des Pyrénées qui le laisse orphelin à treize ans, Dominique avec l’accord familial rejoint son oncle Alexis Larrey, chirurgien en chef de l’hôpital de Toulouse et fondateur du premier hôpital militaire de cette ville, qui porte toujours son nom bien que devenu civil. Cinq jours de marche le conduisent dans la ville rose où il fait brillamment ses humanités et multiplie premiers prix et autres distinctions, celle notamment de « professeur élève ».
Ambitieux, le jeune homme sent que son avenir est à Paris et à dix-neuf ans, il part à pied avec comme unique bagage une lettre de recommandation d’Alexis et quelques contacts de médecins hauts placés. La marine lui semble le meilleur moyen de se distinguer, aussi passe-t-il le concours de chirurgien-major de la Royale en 1787, dont il sort lauréat.
Il rejoint Brest, toujours à pied, et suit l’enseignement du prestigieux Pierre Duret avant d’embarquer sur La Vigilante. Dominique démontre des qualités hors pair de rigueur, de précision et de dévouement pendant la traversée mais sujet au mal de mer, il préfère donner sa démission.
Rentré à Paris, Larrey poursuit ses études à l’Hôtel-Dieu, sort premier des concours qu’il présente et, recommandé par ses maîtres, est engagé en 1792 comme chirurgien de l’armée du Rhin. C’est au cours de cette première campagne que lui vient l’idée des « ambulances volantes ».
Convaincu que les soins chirurgicaux doivent être prodigués sans délai sur le champ de bataille, il met au point et propose dans le cadre d’un concours, un concept de pratique chirurgicale d’urgence abrité par une ambulance.
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Napoléon visite des blessés |
Le projet séduit, mais dans un contexte révolutionnaire agité, il faut attendre deux ans pour que le programme soit réellement adopté par le conseil de santé. Cette même année, il rencontre le général Bonaparte dont le dynamisme et l’autorité le fascinent… et le fascineront toujours ! Le général, admiratif de son altruisme lui déclare : « Votre œuvre est une des plus hautes conceptions de notre siècle et suffira à elle seule à votre réputation ».
A partir de 1795, Larrey est de toutes les campagnes. Il traverse le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration… sur tous les fronts.
« Chirurgien de l’avant », Larrey est sans cesse au cœur du combat où, intrépide, il s’enfonce sous la mitraille et les tirs des artilleries et enlève les blessés pour les soigner, sans différenciation d’uniforme. En effet le baron d’Empire pratique le dogme de la neutralité des blessés, qu'il soigne sans distinction de camp, gradés et non gradés, ce qui lui vaut l’estime des généraux ennemis et le surnom bien mérité de « providence du soldat »…
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Opération d'un blessé |
A Waterloo par exemple, le duc de Wellington s’enquérant de l’identité du chirurgien agissant au cœur de la mêlée, ordonne que l’on ne tire pas de son côté et soulevant son chapeau dit : « Je salue l’honneur et la loyauté qui passent ». Plus tard dans la journée, Larrey est fait prisonnier par les Prussiens mais relâché sur ordre du prince von Blücher dont il a sauvé le fils quelques années auparavant.
Au gré des campagnes, il fonde des écoles d’instruction chirurgicale au Caire, à Madrid ou à Berlin et fort de son expérience incite ses élèves à la connaissance par l’observation.
Les guerres napoléoniennes favoriseront en effet de vrais progrès dans le soin des blessures grâce au développement de la chirurgie militaire. Les pansements utilisés alors sont composés de charpie ( obtenue par effilage de vieille toile de lin ou de coton ), d'étoupe ( peignage des fils de lin ou de coton ), de toile de lin et de bandelettes pour maintenir les bords des plaies.Ils sont imbibés de préparations visant à déterger la plaie et stimuler la cicatrisation : vin miellé, baumes et onguents à base d'huile, de jaune d’œuf, de térébenthine.
Toutefois la nécessité d'effectuer des pansements vraiment propres ne s'imposera que plus tard ...
Mais Larrey excelle surtout dans l’art de l’amputation, évidemment sans anesthésie, époque oblige , comme pour notre François de Sales Desnoyers.
La vie d’un homme est pour lui plus précieuse que celle d’un membre, aussi les vies sauvées par son bistouri précis et rapide (moins d’une minute) se comptent par milliers.
A risquer sa vie pour sauver celle des autres, à donner sans compter de son temps et de ses forces, Dominique-Jean Larrey obtient les faveurs de Napoléon qui le couvre d’honneurs et, signe de reconnaissance suprême, à Eylau, remet son épée impériale au chirurgien qui s’était fait dérober la sienne.
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Napoléon à la sanglante bataille d'Eylau |
Après une vie active de chirurgien aux armées, le père des antennes chirurgicales mobiles, se consacre à la rédaction de ses mémoires de campagnes sous la forme d’un traité de chirurgie, avant de reprendre du service dans différents hôpitaux : hôtel royal des Invalides, hôpital du Gros Caillou…
Mais ce nostalgique de l’Empire aime le terrain et sollicite une mission en Algérie avec son fils Hippolyte, futur médecin de Napoléon III. Fatigué, l’illustre chirurgien âgé de 76 ans ne résiste pas à une pneumonie et s’éteint avant d’avoir pu regagner Paris et assister aux derniers instants de sa femme.
Enterré au Père Lachaise, on peut lire sur sa tombe une épitaphe extraite du testament de Napoléon Ier : « A Larrey, l’homme le plus vertueux que j’aie connu » !
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Visite de Napoléon à l'Hotel des Invalides avec Dominique Larrey |