La Pichardière |
Ces souvenirs nous sont parvenus par une descendante de Jules Lorin, habitant Orléans, qui les trouvant amusants pour ceux de la Pichardière, les a donné à une fille de Geneviève Zeller-Madelin, tante Françoise Chrétien.
Notre cousine Catherine Chenu nous en livre certains extraits, pour notre plus grand plaisir, avec les annotations nécessaires à une meilleure compréhension.
Le père de Jules Lorin, Pierre Lorin, était le notaire et ami par qui les parents d'Adélaïde Aucante, épouse Bonnet, avaient acquis la Pichardière.
Le portrait ci-dessous d'Adélaïde Aucante est un tableau en possession d'Hélène Gout, fille de Germain Madelin et petite-fille de Jules Madelin.
Nous possédons dans nos archives l'original de l'acte de vente de la Pichardière daté du 12 ventôse de l'an 10 ( 3 Mars 1802 ), nous en avons reproduit la couverture en fin d'article.
Adelaïde Aucante à 20 ans |
Extraits des souvenirs de Jules Lorin:
Arrivé à la fin de ma longue carrière, j'entreprends d'écrire mes mémoires. Je suis né à Neuville-aux-Bois le 14 Novembre 1795. Mon père, Pierre Lorin (né en 1750) y exerçait depuis 10 ans les fonctions de notaire et jouissait dans son pays d'une telle considération qu'il fut nommé membre du Directoire du Département du Loiret.
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Mon enfance fut maladive et la faiblesse de ma constitution m'obligeait à rester une partie de la journée couché sur le tapis ou sur un canapé, mais ma mère m'avait inspiré le goût de la lecture et je n'étais jamais sans un livre à la main. Quand je fus assez grand pour accompagner ma mère dans les soirées qu'elle passait chaque jour à la Pichardière chez monsieur Aucante ancien juge au tribunal de 1ère instance de la Seine , beau-père de M° Bonnet avocat à Paris , mon premier soin était de courir à la bibliothèque de Monsieur Aucante , puis je m'établissais auprès de la table de jeu de ma mère où je restais tranquillement jusqu'à l'instant de nous retirer . Je dois à ces habitudes de mon enfance cet amour de la lecture qui me suivra jusqu'au tombeau.
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Ma mère sincèrement royaliste détestait le gouvernement impérial et m'avait inculqué ses opinions.
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Dans les premiers mois de 1814 nous entendîmes à Neuville souvent gronder le canon à une grande distance. Il suffisait pour cela de sortir dans la campagne et d'appliquer l'oreille contre terre.
A la fin de mars les nouvelles alarmantes se répandirent tout à coup dans Neuville. On disait que la ville de Pithiviers occupée par un corps d'armée de cosaques avait été livrée au pillage pendant deux heures. Le fait n'était que trop vrai !
Dans la nuit qui suivit le sac de Pithiviers nous fûmes à Neuville dans la plus grande anxiété. Heureusement pour nous le général ennemi reçut l'ordre de quitter Pithiviers pour se diriger vers Paris.
Le 7 Avril nous apprîmes à Neuville l'abdication de l'empereur et la restauration des Bourbons sur le trône de France, ce qui fut accueilli avec le plus grand bonheur par ma mère qui n'avait jamais cessé d'être royaliste au fond du cœur .Mais la grande majorité des habitants
de Neuville se montra hostile au nouvel ordre des choses.
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La débandade de l'armée française après les événements de Paris encombra Neuville d'une foule de soldats qu'il fallut loger et nourrir. Le typhus ne tarda pas à se déclarer.
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A la fin d'Août 1814 Madame la Duchesse d' Angoulème (1) traversa le canton de Neuville se rendant de Fontainebleau à Orléans. Un orfèvre de mon pays nommé Ratel et moi eûmes l'idée de lui servir de gardes du corps. En conséquence, affublés d'un chapeau retroussé d'une plume blanche, armés chacun d'un grand sabre de cavalerie nous allâmes attendre à Toury le passage, sabre au poing et au galop de nos chevaux jusqu'à l'Hôtel de la Préfecture d' Orléans Notre costume avait quelque chose de ridicule dont seuls nous ne nous apercevions pas.
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Ce fut dans l'automne 1814 que commencèrent ces charmantes soirées de la Pichardière que j'ai rappelées dans un feuilleton que publia la " Revue Orléannaise "
Nous étions jeunes alors. D'affaires publiques on ne s'intéressait guère, de la politique encore moins. Une gaieté franche, bruyante, expansive animèrent nos réunions quotidiennes Par une belle soirée on s'assemblait pour jouer aux barres, aux " petits paquets " aux "quatre coins " , à la cachette, et souvent les ombres de la nuit surprenaient plus d'un couple dans quelque recoin obscur du jardin ou de la maison sans qu'on songeât à mal ou qu'on y entendit malice .
Au salon , le soir à la lumière , nous jouions à " colin-maillard " , à " la silhouette " , " la mer agitée " , les " charades en action " , le "furet du bois-joli " , les " synonymes " , les " gages touchés " et cette multitude de petits jeux que le ridicule tua plus tard en les qualifiant d' "innocents " remplissaient nos soirées qui variaient : le 21 , la loterie , l'as qui court , et cette macédoine de jeux de cartes oubliés de nos jours .
On se quittait rarement sans danser quelques rondes chantées à tour de rôle et dont le refrain se répétait en chœur.
Les rondes, je dois l'avouer, ne brillaient ni par l'esprit ni par l'à-propos. Quelques-unes même étaient singulièrement placées dans la bouche de jeunes personnes, telles que celle-ci :
L'autre jour en cueillant de l'oseille
Je rencontrai un berger
Qui m'a dit tout bas à l'oreille
J'voudrais bien vous embrasser..etc ..
Mais on faisait peu attention aux paroles comme elles finissaient presque toutes par sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez, on sautait, on dansait et on s'embrassait de tout cœur .
Après les rondes obligées venait le " rond de rachat " avec ses figures nombreuses et si variées, la gigue, l'anglaise, le carillon de Dunkerque qui mettait tout le monde en train, mais surtout la Boulangère qu'on ne manquait de demander quand elle commence, ainsi que nous le disait alors Eugène Scribe (2) qui s'en souvient depuis dans son vaudeville " l’Ecarté " .
C'était un grand jour que celui où la maitresse de maison Madame Aucante consentait à appeler dans son salon les ménétriers de Neuville ; c'était souvent une surprise qu'elle ménageait à ses invités et jamais les préludes harmonieux – Strauss , Mozart ou Beethoven – ne nous causèrent autant de véritable plaisir que les sons criards d'un mauvais violon de campagne … On s'inquiétait peu de la musique , encore moins des rafraîchissements , dont la bière , l'eau sucrée et quelques gâteaux faisaient tous les frais .
Ce que l'on cherchait avant tout c'était de bien s'amuser et on y parvenait toujours !
Parfois mes grands- parents électrisés par l'exemple se mêlaient à nos bals improvisés et nous conservaient la tradition du menuet, de la gavotte, le pas de Zéphir , les ailes de pigeon , jetés battus , entrechats et de ces " pas de dame " qui après la Révolution avaient brillé sous le directoire , le Consulat et l'Empire et ont vu s'ensevelir jusqu'à leur nom dans un éternel oubli
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De temps en temps s'organisaient de délicieuses parties de campagne, soit pour une assemblée voisine, soit pour aller manger lait et tartine dans quelque ferme, ou une promenade en forêt d'Orléans.
Une ou deux charrettes couvertes d'un simple drap, quelques ânes conduisaient à peu de frais notre bande joyeuse, sous la surveillance de nos mères.
Des volailles froides, le pâté domestique, le vin du cru, quelques tasses de lait suffisaient à contenter tous les appétits avec de modestes bottes de paille qui nous servaient de siège.
Dans les soirées souvent on nous obligeait à réciter une pièce de vers, à déclamer de mémoire une ou deux scènes de nos meilleures tragédies, à inventer quelque histoire drolatique.
Je me rappelle avoir entendu à la Pichardière Eugène Scribe alors âgé de 19 ans et le fils aîné de M° Bonnet nous faisant pouffer de rire pendant une heure en improvisant les charges les plus comiques du monde …
Je me rappelle avoir entendu à la Pichardière Eugène Scribe alors âgé de 19 ans et le fils aîné de M° Bonnet nous faisant pouffer de rire pendant une heure en improvisant les charges les plus comiques du monde …
Ils créèrent parmi nous un ordre de chevalerie appelé " les Carreaux bleus "
( Passage rayé par M .Lorin, mais déchiffré quand même " :
Vers cette même époque, je tombai amoureux de Mademoiselle Victoire (3) honnête fille de M° Bonnet avocat, mais d'un amour tellement platonique que durant les années de ma passion pour elle je ne lui en soufflais jamais le moindre mot !
Je me souviens entre autres choses qu'en jouant un jour à la cachette je me trouvais enfermé pendant une heure entière avec Victorine dans un grenier sur une botte de paille où il ne me vint même pas à l'idée de profiter de notre isolement pour hasarder une déclaration ou même me permettre le moindre geste inconvenant .
Dans le temps qui court (4) mettez donc un jeune homme de 19 ans avec une jeune fille de 18 et vous verrez ce qui en résultera !!
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Après la rentrée des Bourbons à Paris … etc ….je ne tardai pas à me lasser de ces saturnales et je retournai à Neuville en Août. Un régiment bavarois venait d' y arriver pour y tenir garnison. Le colonel, Mr de Béranger, d'origine française, s'était installé chez mon père. Plusieurs de ses officiers logeaient à la Pichardière . Ils étaient traités non en ennemis mais comme des libérateurs.
L'année 1816 à Neuville fut tristement remarquable par les pluies qui ne cessèrent de tomber pendant tout le temps de la moisson. Je me rappelle encore la place de Neuville couverte de gerbes de blé qu'on y faisait sécher.
La récolte fut déplorable aussi en 1817 ; le prix du pain s'éleva tellement que des émeutes eurent lieu dans l'arrondissement. Le gouvernement institua pour les réprimer une cour " prévôtale " dont le président Mr de l'Epinay eut " l'impudence " de se faire suivre par la guillotine dans les contrées qu'il parcourut. Plusieurs exécutions à mort eurent lieu à cette occasion.
Ce furent dans la même année que commencèrent les fameuses missions qui excitèrent si bien la verve railleuse de Béranger. A Neuville elles se passèrent paisiblement. Aucune des excentricités dont Orléans fut témoin alors que la Cour Royale en robes rouges escortait une énorme croix de bois d'un poids tel qu'il fallut 50 hommes pour la porter.
Notes
(1) La duchesse d'Angoulême (1778-1851) fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette et femme du duc d'Angoulème , fils de Charles X .
(2) Eugène Scribe (1791-1861) , grand inventeur d'effets comiques et de coups de théâtre , auteur dramatique de plus de 350 pièces ainsi que de livrets d'opéras et d'opéras comiques .
Ses grands parents Louis Nolleau (1713-1798) et Catherine Denoux (1730-1795), qui sont aussi nos ancêtres, ont eu 4 enfants dont :
- Victorine Nolleau (1755-1832) a épousé Jacques Aucante avec 1 seul enfant Adélaïde (1776-1863)
- Victorine Nolleau (1755-1832) a épousé Jacques Aucante avec 1 seul enfant Adélaïde (1776-1863)
- Adélaïde Nolleau ( ? – 1807) a épousé Jean-François Scribe avec 3 enfants dont Eugène (1791-1861).
Eugène Scribe était donc le cousin germain d'Adélaïde Aucante ce qui explique sa présence aux soirées de la Pichardière et il avait à peu près l'âge de Jules Bonnet(1795-1875) fils de sa cousine et de Louis-Ferdinand Bonnet.
Nous consacrerons prochainement un article à ce cousin extrêmement célèbre en son temps. (3) Victorine Bonnet ou Victoire (1798-1852) devenue Mme Denormandie , ancêtre des O'Neil et des de Sinçay . Ses descendants possédaient encore il y a peu de temps le château de Sommeville , origine de la famille Bonnet , dans l'Yonne .
(4) Ce récit a été écrit en 1870
L'acte de vente de la Pichardière aux Aucante |