samedi 25 février 2012

LES FONDS RUSSES par Oncle Gonzague Lesort



Nos parents, André et Elizabeth Lesort nous le répétaient : ils « n’arrivaient pas à joindre les deux bouts ». Ce qui expliquait un habillement (et des chaussures) très insuffisants et presque misérables, une alimentation super simple, l’absence quasi-totale de plaisirs tels que cadeaux, théâtre, cinéma . Ceci étant vrai tant pour les enfants que pour les parents. Jusqu’en 1931 – j’avais dix ans- les vacances ne se prenaient qu’ à La Pichardière, chaleureuse ..et gratuite. Et c’était essuyer un refus constant que de demander de l’argent, même pour des dépenses nécessaires telles que réparation de chaussures, prix des tramways, quêtes dans nos écoles….
Quelle était la situation financière de la famille André Lesort ? il n’est pas commode de la comprendre aujourd’hui. Les traitements des fonctionnaires n’étaient pas élevés, en tous cas pour les « Archivistes départementaux » et ce, malgré le haut niveau des études (Ecole des Chartes entre autres) exigées pour ces fonctions. Pas de « Fortune personnelle » (immeubles, terres, portefeuille..) Et il ne faut pas oublier que les avantages sociaux d’aujourd’hui n’existaient pas : il fallait payer sans remboursement médecins, dentistes, pharmaciens, clinique si nécessaire, lourdes charges pour une famille nombreuse. Pas non plus d’allocations familiales, qui pour 9 enfants eussent représenté une aide substantielle.
D’ailleurs la gestion , certes difficile, de cette entreprise était loin d’être exemplaire. D’abord parce que les idéaux gouvernant nos vies - aucune mise en question n’en étant pensable- ne favorisaient pas l’intérêt à porter aux « Questions matérielles », dont l’argent était considéré comme la méprisable expression. Domination absolue de la Religion et de la Patrie, intérêt primordial de (ce que l’on appelait pas encore) « La Culture ». Tous sentiments nobles… mais pas rentables du tout. Par exemple il était simplement impensable que les enfants Lesort aillent dans d’autres écoles que « les Ecoles chrétiennes » ( c’est-à-dire catholiques) et donc payantes contrairement aux établissements publics … et gratuits. Et d’ailleurs dans nos familles il n’y avait pas de « gens d’affaires », de banquiers ou de commerçants, mais des magistrats, des avocats, des militaires, des fonctionnaires.
Et les héritages ? Zéro pointé côté grands-parents Lesort, -il n’y avait pas  plus fauchés. Côté Madelin il devait y avoir plus de répondant. La Pichardière et de bonnes terres beauceronnes autour, la maison d’Auteuil, et sans doute un bon petit portefeuille bourgeois …et les « Fonds Russes »… Mais il fallut , au décès de ma Grand-mère Madelin en 1936, partager cet héritage entre ses huit enfants survivants (sur dix) .
Les « FONDS RUSSES » n’étaient pas dans l’héritage Madelin, mais étaient en grande partie constitutifs de la dot (pratique désuète aujourd’hui) de Mademoiselle Elizabeth Madelin . Et je crois aussi de sa plus jeune sœur, Lucie, future Madame Quilliard.

Au cours de la seconde moitié du XIX° Siècle les tsars cherchèrent à moderniser leur pays, resté à un stade économique médiéval. Il leur fallait beaucoup d’argent. Les allemands participèrent un moment à ces financements mais bientôt gardèrent leur argent pour leurs investissements géants

En Russie il fallait créer une industrie, des mines… et construire le transsibérien ! En 1897 le rouble fut rattaché à l’or. C’est la France qui fut le plus gros fournisseur de capitaux pour la Russie : 30% de l’épargne française de l’époque, 3,5% du PNB!
Les gouvernements français encourageaient cette participation française. D’autant plus que,  après la défaite de 1870, la Russie était le seul allié sur lequel la France pouvait compter face à la puissance allemande : Pacte franco-russe en 1892 , illustré par le pont Alexandre III à Paris 1896/1900. Je suppose même que les achats de titres russes par les grands-parents Madelin avait une certaine connotation patriotique, « anti-boches ».

Après la débâcle militaire russe de 1917, le régime soviétique arrive au pouvoir et rejette le paiement et le remboursement des emprunts russes. Depuis on évoquait, comme des histoires de fantômes, les Fonds russes, soit à propos de la mauvaise situation de fortune des Lesort, soit comme une scie pour en rire.
Ce n’est que 80 années après, que la Russie, désoviétisèe, accepta de parler de cette dette. Et, comme il lui arrive trop souvent, la diplomatie française négocia très mal l’indemnité des porteurs français des Fonds russes : contre le renoncement définitif de notre pays à toute demande de remboursement, elle accepta une indemnisation de 400 millions de dollars, soit 1% de la dette ! L’Angleterre et l’ Allemagne s’en tirèrent beaucoup mieux.
Après le décès de nos parents, Paul-André avait la garde de leurs archives et en géra la suite, avec un dévouement, une efficacité, une délicatesse extraordinaires. Mais étant déjà gravement atteint quand apparut l’espoir d’un règlement russe, il me demanda de prendre cette affaire en main. Ce que je fis. Malheureusement je ne dispose pas ici à Bruxelles, non seulement des archives André LESORT qui concernaient ces fonds, mais encore de mon propre dossier sur leur règlement. Je vais essayer de m’en souvenir.
J’entrepris les démarches, fis des dossiers, remplis des formulaires (parfois ridicules). Et après quelques péripéties, je reçus le (minuscule) montant de l’indemnité du vol de la dot de notre mère. Je répartis l’argent en 9 tranches et l’envoyai à 7 de mes frères et sœurs. Toutefois avec l’accord de tous je ne pus le faire à Gertrude qui venait de décéder. Le partage entre ses enfants et les problèmes de change rendant l’opération irréalisable, je versai sa part à une association que notre mère aimait beaucoup et dont elle avait connu la généreuse fondatrice : « Les villages d’enfants ».

Gonzague Lesort

Nous remercions Oncle Gonzague qui a eu la gentillesse de rédiger pour nous cette réponse aux questions que nous nous posions après avoir trouvé le dossier des emprunts russes dans les archives familiales.
En complément nous pouvons ajouter qu'une partie des bénéficiaires versa sa part au Mouvement pour les Villages d'Enfants qui publia la lettre d'envoi d'Oncle Gonzague dans son journal ( pour agrandir cliquer sur l'image) :




Par ailleurs, Oncle Xavier Lesort remercia Oncle Gonzague par un courrier de février 2001 dont voici un extrait :
Cher Gonzague,

Je dirais plutôt "ite missio est"!
En tous cas, missa ou missio, nous te devons une très grande gratitude pour son accomplissement ... et ses résultats tangibles, qui, pour des émules de Crésus, pourraient paraitre sans commune mesure  avec la puissance de l'Etat russe ou avec les peines, démarches, paperasses, agacements, impatiences, suées, que le résultat obtenu suppose, mais qui n'en représente pas moins une victoire ... auprès de laquelle celle de Friedland (sur, bien sûr, les Russes) et l'entrevue de Tilsit avec Alexandre I font pâle figure.
....
Xavier Lesort




2 commentaires:

  1. Vous écrivez :: comme il lui arrive trop souvent, la diplomatie française négocia très mal l’indemnité des porteurs français des Fonds russes. Oui c'est une évidence. Mais les porteurs ont-ils été suffisamment vigilants après 1917 ?
    Lorsque, le 29 décembre 1917, le nouveau gouvernement bolchevique décrète : « Tous les emprunts étrangers sont annulés sans conditions et sans aucune exception », les investisseurs français n’en croient pas leurs oreilles. Deux lignes pour effacer 20 milliards de francs de créances françaises, c’était proprement inimaginable. Les détenteurs de titres, surtout les petits, s’accrochent à leurs avoirs, persuadés que les pouvoirs publics ne peuvent les abandonner après leur avoir si longtemps assuré que, « prêter à la Russie, c’est prêter à la France ». Alors que les malins vendent rapidement leurs emprunts russes à la Bourse, les petits souscripteurs, ceux que les banques comme le Crédit Lyonnais étaient allés démarcher jusqu’au fond des campagnes, conservent leurs beaux titres en caractères cyrilliques.
    Résultat : le cours des emprunts russes chute mais ne s’effondre pas autant que l’on pouvait le redouter. Entre début 1914 et décembre 1918, ils perdent en moyenne la moitié « seulement » de leur valeur à la Bourse de Paris. Ce qui est peu pour une banqueroute annoncée. Quelques exemples significatifs : à la fin de la guerre, l’emprunt « Russie 4 % 1880 » est tombé de 89,40 à 47 francs ; le « 4 % or 1893 » de 89,40 à 41,40 francs ; le « 3 % Transcaucasien » de 75,90 à 40 francs. Le « 4 % chemin de fer Donetz » eut plus de chance puisqu’il n’abandonna « qu’ » un tiers de sa valeur d’avant-guerre en passant de 81,50 à 64 francs.
    La confiance ou, plutôt, la cécité des épargnants était telle que très peu d’entre eux utilisèrent le privilège lié à l’« emprunt de la Victoire » de septembre 1918 et qui leur permettait de régler la moitié de leur souscription avec les coupons des emprunts russes. La réalité est douloureuse. Mais la diplomatie française incapable de négocier le remboursement, et les porteurs trop confiants s’endormant sur les bonnes paroles de celle-ci, et bien cela donne une catastrophe financière.
    signé : LA VOIX des EMPRUNTS RUSSES - B.P 222 - 85302 CHALLANS CEDEX

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  2. Bonjour
    Ces emprunts russes sont toujours d'actualité puisqu'un procès est en cours contre la Fédération de Russie. En appel à venir. Voir avec l'AFIPER pour ceux qui ont encore leurs titres avec eux.

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