jeudi 23 décembre 2010

Histoire de la Mardelle racontée par Grand-Mère Lesort

Dessin anonyme trouvé dans le journal de la Pichardière


Le goûter à la ferme de la Mardelle: une longue tradition à laquelle étaient très attachés les Madelin en séjour à la Pichardière, tout à fait dans l'esprit des Petites Filles Modèles de la comtesse de Ségur. Grand-Mère nous en raconte l'histoire, retranscrite par Blandine Ayoub :
Il y a longtemps, longtemps, longtemps, - aucun de vous tous n’étant né -, l’hiver ayant été très pluvieux, la mare qui arrose tout un hameau de Neuville au point de lui donner son nom : la Mardelle, se vit remplie de 45 centimètres d’eau. Les gens exagérés disent même 50 ! Un Anglais qui était resté dans le pays après la guerre qu’il avait livrée à Jeanne d’Arc voulut voir la mare avec de l’eau dedans. Mais il ne fut pas plutôt arrivé sur le petit pont qui domine la Mardelle que, pris d’un étourdissement, il piqua une tête dans les 45 centimètres d’eau et s’y noya. Ce fut une grosse affaire pour le retirer, on courut chercher le maire, le conseil municipal, on constitua une société de secours aux noyés avec Vaperan comme président, Badimer-Vaperan trésorier, Vaperan-Badimer trésorier (sic). On finit par retirer l’Anglais de l’eau, mais 45 cm d’eau avaient suffi à asphyxier le pauvre diable qui était bel et bien mort. Les habitants du hameau étaient trop peu riches pour lui élever un monument, pourtant ils restèrent toujours très fiers que leur mare ait suffit à noyer un homme, et très reconnaissant au noyé qui avait prouvé que la mare était profonde.
Pendant plusieurs siècles, la Mardelle ne fut célèbre que grâce à cette légende. Mais dans la suite elle devait le devenir plus encore d’une autre façon.
Les excellents Joannet, anciens vignerons du Casrouge, avaient acheté une modeste ferme sur les bords de la mare de l’Anglais. Ils y élevaient une vache, quelques lapins, et étaient heureux de recevoir de temps en temps la visite de Madame Desnoyer et de ses filles. Un jour, Joannet étant en train de cuire le pain qu’il venait de cuire (sic) pour sa famille, il vit entrer la petite Cécile Desnoyer avec son amie de la Pichardière Elisabeth Denormandie. En bonnes parisiennes ces demoiselles n’avaient jamais vu cuire le pain et s’amusèrent beaucoup de ce spectacle. Voyant leur joie, les demoiselles Joannet leur offrirent de pétrir elles-mêmes de petites galettes pour les faire cuire au four avec le pain de Joannet, nouvelle joie pour les deux amies. Pour leur goûter, les bons Joannet servirent à ces demoiselles du lait de leurs vaches et du pain chaud et à peine cuit appelé de la foué. « Oh Dieu, c’est exquis ! » s’écria Cécile Desnoyer . « Ma bonne, je suis bien de ton avis », affirma Elisabeth Denormandie.
C’était en effet si exquis que, les années suivantes, ces demoiselles ne purent résister au plaisir de recommencer la partie, et la tradition s’en établit. Les demoiselles Bonnet et leurs frères continuèrent l’habitude prise. Le père et la mère Joannet étaient morts, mais leur fille Phrosine avait repris la petite ferme de la Mardelle avec le bon Tisamboine son mari qui faisait la foué à la place de son beau-père ; Nénette Tisamboine qui était à présent Madame Besnard et habitait une petite maison au centre de Neuville se chargeait d’aller chercher les enfants de la Pichardière et de les conduire chez sa sœur en les faisant monter sur un petit âne. Le passage de l’âne sur le pont étroit qui donne accès à la petite ferme était un peu scabreux, mais les petites Tisamboine étaient si fières de prêter des paires de bas aux cavaliers que l’âne versait dans le fossé que personne ne gardait mauvais souvenir de la chute.
Cécile Desnoyer, qui était devenue une charmante Madame Tournaire, ayant un jour amenée ses enfants à la Pichardière, et comme son séjour coïncida avec la partie annuelle à la Mardelle, ce fut l’occasion d’y introduire René, Marguerite et Valentine. Leurs cousins Bonnet étaient alors trop grands pour s’amuser de cette distraction mais les enfants Madelin en faisaient leur joie et la petite Valentine se mit à leur exemple à pétrir de bon cœur la farine, l’eau et le beurre, et elle réussit à produire une petite galette qui avait ma foi bon aspect ! Quel triomphe pour elle que de la rapporter à la Pichardière et de la faire admirer à tout le monde ! Hélas, elle avait compté sans Véronique, la très vénérable et très peu aimable Véronique, cuisinière en chef de la Pichardière. Elle saisit d’un air dédaigneux la galette dont la petite Tintin était si fière et s’écria : « On jetterait du 6ème étage cette galette qu’on ne la briserait pas ! » Ce disant, elle précipita sur le pavé de la cuisine l’innocente œuvre de Valentine et la galette se brisa en mille morceaux. Espérons que cet acte de bourreau fut pardonné dans l’autre monde à Véronique… mais sur cette terre Valentine ne lui pardonnera jamais.
Et voici que le temps continue à marcher et les réunions à la Mardelle deviennent d’année en année plus nombreuses. Les enfants Madelin se multiplient, leurs cousins Jules Bonnet aussi, le tapage au goûter des Tisamboine aussi. Il y a des joies et des fous-rires inoubliables. Entre le moment où les galettes sont pétries et le moment où Tisamboine les tire du four, les petits pâtissiers vont gambader dans la mare de l’Anglais, généralement à sec, ou s’amusent à la ferme comme de jeunes fous. (Un jour où un futur avoué à Chartres se promena avec désinvolture sur le toit de la ferme de la Mardelle sans l’enfoncer fut pour ses frères, sœurs, cousins, cousines, un jour mémorable.) Et puis, quand l’heure de tirer du four les petites galettes et la foué était venue, la jeunesse rentrait en foule dans la chambre de Tisamboine pour assister au spectacle. L’appétit creusé par cette émotion, les enfants se mettaient ensuite à table et mangeaient, comme jadis Cécile Desnoyer, la foué chaude et buvaient du lait frais des vaches de la ferme.
Les pommes ramassées sous l’arbre n’étaient pas dédaignées non plus, tout cela était délicieux et aucun de nos petits amis ne songeaient que la Mardelle pût ne pas exister toujours, pourtant Phrosine vieillissait, sa taille pliant de plus en plus, et un jour sombre d’hiver la pauvre femme Tisamboine mourut. Du haut de la chaire, Monsieur le Curé, le dimanche suivant, termina sa longue liste des paroissiens morts par « Phrosine Joannet, femme Tisamboine, pour laquelle un libera sera chanté après la messe ». De leurs puissantes voix de baucerons, les chantres accompagnés du « serpent » entonnèrent le Libera pour le repos de l’âme de l’excellente Phrosine. Les corneilles du clocher qui guettaient la sortie de la grand-messe écoutaient avec un air un peu blasé les accents stridents des chantres. « Personne ne sort avant le Libera cette fois-ci », fit une corneille indifférente. «  Tout Neuville reste jusqu’au bout, répondit sa compagne plus avisée ; c’est Phrosine qui est morte. -  Ah ! C’est Phrosine ! » Il y eut un silence, puis la première corneille repris : « Si Phrosine est morte, nous ne verrons plus d’ici la Pichardière se rendre à la Mardelle… » D’instinct, tous les oiseaux se tournèrent vers l’Ouest ; au milieu de la vaste carte de géographie représentée par la plate Beauce, on distinguait nettement du clocher la Pichardière et son parc… puis le long ruban de route la reliant à la calme Mardelle. Un des oiseaux, oiseau de malheur, proféra tristement : « La réunion de la Mardelle est morte ».
Eh bien, il se trompait, l’oiseau de malheur, la Mardelle n’était pas morte, elle n’était qu’endormie.
Louise Tisamboine s’était mariée, elle habitait à présent Chantaloup sous le nom de Madame Devin. Palmyre, mariée aussi, était restée à la Mardelle. Les deux sœurs vivaient dans cette illusion qu’il n’y avait plus à la Pichardière d’enfants en âge de venir pétrir de la galette, quand 15 ans après la mort de Phrosine, « Monsieur Paul » vint voir Palmyre. Monsieur Paul, qui était le roi des oncles, était accompagné de ses deux dernières nièces Madelin. Ce fut une révélation pour Palmyre. Après avoir reçu le plus convenablement possible Monsieur Paul et ses nièces, Palmyre les reconduisit jusqu’au seuil de sa demeure. « Tout de même, songeait-elle en les regardant s’éloigner au milieu des blés mûrs et coupés, il y a encore à la Pichardière de la jeunesse qui ferait ben de la galette, elles ont encore le temps d’en faire avant qu’y ne leur viennent des marieux ».
Et voilà comment Palmyre fit une restauration. Les nièces de Monsieur Paul vinrent, et les enfants de Monsieur Félix aussi. Le petit Joseph pétrissant la pâte avec délice se disait qu’il était à la place occupée jadis par son père et qu’il éprouvait les mêmes jouissances que lui.
Les marieux sont venus… Les marieux ont enlevé les nièces de Monsieur Paul à leur douce vie de jeunes filles. Mais ils ont su de bonne heure qu’ils n’arracheraient du cœur de leurs fiancées et de leurs femmes leurs premières amours, et qu’elles resteraient fidèles à la Pichardière et à la Mardelle. Tous les ans, à présent, les petits enfants de la Pichardière se rendent en foule pour faire de la galette.
On y va nombreux, plus nombreux encore que du temps des Tisamboine, de Valentine Tournaire et de François Bonnet. Car les été, il y a des petits, beaucoup de petits, mais il y a beaucoup de grands, de très grands. Les corneilles du clocher sont ahuries de cette manifestation de familles nombreuses.
La noyade de l'anglais (esquisse de grand-mère)
La visite de Cécile Desnoyers et d'Elizabeth Denormandie: la dégustation de la "foué" et le début d'une longue tradition

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